Mon libraire est parti
J’allais au « Liseur », voir « mon » libraire comme je vais chez une vieille copine. Je ne connais ni son prénom, ni rien de sa vie. Il était du genre discret.
Il a guidé mes lectures pendant deux ans, mais il ne le sait pas. Je passais devant chez lui au minimum 2 fois par jour. Sa boutique était très modeste, rien que des livres, un peu partout éparpillés. Lorsque j’avais envie de lire quelque chose, j’y rentrais. Il venait vers moi, sans être trop près. Et je lui disais :
« J’ai envie de quelque chose de… », il ajoutait tout de suite :
- « Dîtes-moi ».
« Je voudrais un roman de femme. Une femme douce, tranquille, authentique… »
- « Dîtes-moi plus »
« Euh… une femme sympathique et libre. Oui, libre c’est important pour moi qu’elle soit libre. Je voudrais un roman, un roman bien écrit, enfin je veux dire, finement écrit… »
- « OK, lisez ça. Vous verrez c’est superbe ».
Il ne se trompait jamais. Ca tombait juste, tout le temps.
Un jour je lui ai fait lire quelque chose, j’avais un trac ! Il a beaucoup aimé, j’étais flattée !
Il souriait toujours avec des yeux plissés, des yeux généreux, encore enfantins. J’aimais bien le voir sourire.
J’y suis allée avec les enfants une fois, il leur a mis « Gare au gorille » sur son ordinateur, en attendant que je me ballade parmi les nouveautés littéraires. Les enfants s’en souviennent encore.
Une fois il a dit à ma fille : « ah, tu sais, moi je savais déjà lire à 5 ans ! Pas parce que j’étais bon à l’école hein… pas du tout ! Mais parce que mes frères lisaient, eux, et moi j’étais tellement jaloux que j’ai appris ! »
Je suis partie en vacances. J’avais envie d’aller le voir en rentrant. Envie d’un livre drôle, léger, coloré. Je suis descendue de chez moi un matin avec la perspective délicieuse d’aller boire un café et d’aller voir « mon » libraire. Je n’ai d’abord pas reconnu la vitrine… puis j’ai vu des cartons, au milieu de la boutique.
Deux femmes étaient là, elles passaient le balai. Dans l’après-midi, une vulgaire enseigne était posée à la place de l’ancienne : « Ethan Shoes ». J’ai vu des chaussures bon marché, des pinces à cheveux, des tee-shirts, des casquettes… Le lendemain, mes enfants m’ont demandé :
« Maman, il est où le monsieur qui nous faisait écouter de la musique sur son ordinateur ? »
- « Je ne sais pas. Je suis triste qu’il soit parti. C’est la vie… »